3 Oct Conseil d’état et cour de cassation, juges de l’impôt : étude comparative (troisième volet)

Publié à 14:23 dans à la Une par Agnès Angotti

La fiscalité civile et pénale, ou la fable du chêne et du roseau.

1 – Comme les deux géants

Gargantua 2, symboles de la révolte de l’estomac sur la tête, le droit fiscal est avant tout matérialiste. Il ne soutient a priori aucune conception moraliste ou abstraite de la vie, ses objectifs sont d’ordre pure- ment sociaux et concrets. Il se présente sous les traits d’un droit régalien jouant un rôle dans le fonctionnement de la société, à savoir fournir au corps social les moyens matériels de sa subsistance. Le particularisme de son objet, consistant dans la détermination de la matière taxable et des modalités de son imposition, en fait un système juridique cohérent qui ne ressemble à aucun autre. Bâti sur des principes et des théories qui, au départ, ne sont pas les siennes, mais qu’il a su adapter 3 pour arriver à ses fins, tel que le réalisme 4, parfois aussi appelé avec cynisme l’amoralisme 5, le droit fiscal embrasse la réalité, toutes les réalités, licites ou illicites, connues ou occultes, objectives ou subjectives, c’est-à-dire la réalité telle qu’elle existe pour appréhender la matière fiscale. « L’idéal de la fiscalité est de taxer la richesse là où elle se trouve, quitte à bousculer quelques piliers juridiques » 6. La théorie de l’abus de droit lui permet ainsi de tenir compte de l’intention dissimulée même si, au regard du droit privé, l’acte juridique qui lui a donné l’occasion de se manifester est parfaitement correct. L’acte anormal de gestion autorise l’administration fiscale à s’insinuer dans la gestion des entreprises pour que les intérêts de celle-ci et indirectement ceux de l’État soient préservés. Des activités prohibées par la loi pénale sont également imposables tandis que l’annulation d’une vente qui aboutit, en droit civil, à un anéantissement rétroactif des effets produits, constitue en matière fiscale une double mutation donnant lieu à double taxation.

Cependant, comme la réalité juridique dépasse infiniment le cadre étroit de la loi fiscale qui généralement se limite à viser des situations ou revenus imposables sans les définir précisément, le droit fiscal fonctionne en connexion permanente avec les autres branches du droit qui lui permettent de délimiter les faits ou les actes juridiques donnant lieu à taxation sans pour autant se défaire totalement de son excentricité. Il s’agit d’un droit de superposition en ce sens qu’il s’applique à des situations juridiques déjà régies par les autres branches du droit 7.
Cette situation rend la tâche du juge de l’impôt et de ses auxiliaires particulièrement malaisée. En cette matière, plus qu’ailleurs, l’interprétation des textes requiert des qualités d’exégète. Le dilemme est toujours le même : le législateur fiscal a-t-il eu l’intention d’imposer sa conception personnelle ou convient-il de s’en tenir à la définition retenue en droit commun 8 ? Or, une étude, à la fois approfondie et critique, non seulement des dispositions du CGI et de ses annexes, mais également des travaux parlementaires, des réponses ministérielles, des instructions, des circulaires, des encyclopédies et autres ouvrages ou revues spécialisées, ne suffit pas toujours à y voir clair. C’est la raison pour laquelle ce qui est vrai dans certaines autres disciplines juridiques, particulièrement en droit civil mais également en droit pénal, n’est pas toujours exact ou compris de la même manière en droit fiscal. C’est aussi pourquoi l’on attribue communément au droit fiscal le pouvoir de donner aux notions juridiques classiques un sens original, et c’est ce qui, par un abus de langage, fait regarder cette matière comme « autonome » 9 alors qu’elle n’obéit en réalité aucunement à ses propres lois 10 puisqu’elle fait corps avec l’ensemble.

L’office du juge de l’impôt est encore compliqué par le fait que le sens ou la portée attachée à une notion juridique varie encore en fonction du texte fiscal auquel celle-ci se rapporte. Il existe ainsi une définition de l’activité industrielle au sens de l’article 44 septies du CGI et au sens de l’article 1465 du CGI. Bien souvent les définitions que donne le législateur sont maladroites ou inexactes. Aussi, comme dans la théorie de la relativité décrite par Einstein où parler d’un mouvement absolu est un non-sens, seul existant le mouvement d’un objet par rapport à un autre pris comme point de repère, les notions extra-fiscales contenues dans les textes fiscaux n’ont-elles pas de signification en soi, elles sont relatives à la situation concrète visée, à la différence qu’en matière fiscale il n’existe a priori pas de référence intangible, comme la vitesse de la lumière en théorie de la physique, permettant d’aiguiller le juge. Comme l’indique Michel Bouvier, les multiples sens qui cohabitent dans la législation fiscale « correspondent tous, dans le meilleur des cas, à un projet que la société, à un moment donné, a attribué globalement à l’impôt, et de manière moins satisfaisante sans doute, à la satisfaction d’intérêts catégoriels pour régler un problème ponctuel ou céder aux pressions d’un groupe socio-économique » 11.

La juridiction, qui est le pouvoir de dire le droit, prend ainsi tout son sens en droit fiscal. Dans cette branche du droit, éminemment prétorienne, le juge de l’impôt, confronté à la pratique qui ne tient en aucun cas de la simple application mécanique des règles édictées par le législateur est sans cesse amené à compléter, modifier voire à perfectionner le dispositif en place 12. L’opération de qualification qui consiste en la matière, pour reprendre, tout en l’adaptant, la définition de Gérard Cornu, à déterminer la nature d’un rapport de droit afin de le classer dans l’une des catégories fiscales existantes, est quant à elle d’autant plus difficile à appréhender que les contribuables s’efforcent d’influer sur ce processus de qualification au travers de la liberté contractuelle 13.

L’enjeu est de savoir si, dans le contentieux de l’impôt, les juridictions suprêmes parviennent, en dépit des nombreux obstacles, à satis- faire la mission que Portalis a souhaité attribuer aux tribunaux, à savoir développer l’interprétation par voie de doctrine consistant « à saisir le vrai sens de la loi, à les appliquer avec discernement et à les suppléer dans les cas qu’elles n’ont pas réglés » 14.

Aussi, l’objet de ce troisième et dernier volet de notre étude vise-t- il à comparer de quelle manière les deux ordres de juridiction disent le droit fiscal en présence de situations relevant naturellement du droit civil (1) ou du droit pénal (2). Le choix de ces deux matières ne s’explique pas seulement par le fait qu’il s’agit de deux piliers du droit. Le droit fiscal est aussi lié structurellement au droit civil et au droit pénal. Le premier parce qu’il comprend l’ensemble des règles relatives aux biens (patrimoine en général, propriété et autres droits réels, trans- mission des biens), à la famille (filiation, mariage, régimes matrimoniaux et succession) et aux obligations (transmission, extinction, etc.) et plus spécialement aux divers contrats sur lesquels reposent la plupart des impositions, qu’il s’agisse des droits directs ou indirects. Le second car il permet, en sa qualité de gendarme du droit, de venir au secours de certains principes fiscaux de fond d’une grande importance sociale – comme l’obligation de contribuer aux charges publiques –, que les prescriptions fiscales ordinaires sont impuissantes à faire respecter, en pénalisant certains comportements visant à échapper à l’impôt ou à en réduire le montant.
(…)

· Conseil d’État et Cour de cassation, juges de l’impôt (3è volet) : La fiscalité civile et pénale, ou la fable du chêne et du roseau (avec Me Martinet)
Lexis-Nexis – Dr. Fisc. 3 octobre 2013, n° 40, comm. 454